Degré à degré, l'être patient |
| Derrière les tubulures et les cuivres lustrés, le bouilleur qui parcourt aux premiers frimas d'automne, les villages de Savoie avec son alambic, est homme de savoir. |
Existe-t-il art plus subtil que l'extraction minutieuse des substrats alcooliques nichés au coeur de la pulpe ? Un métier où tous ses sens sont alertés : le toucher des manettes et des métaux tièdes, l'odorat dans les vapeurs de 'gniole', l'ouïe vigilante aux réactions de la matière, la vue vigilante aux bulles du distillat. Gilles Gaudet transporte chaque année les sept tonnes de son alambic au rythme paisible de son tracteur. Seule concession aux temps modernes, les chevaux de trait ont laissé place au moteur diesel, mais sinon? les gestes restent immuables. Gilles Gaudet, quatrième génération de bouilleur ambulant, a hérité de ce savoir qui s'acquiert le nez au-dessus des cuves, la peau à fleur des 200 kms de cuivre qui refroidissent les vapeurs chargées d'alcool. L'alambic rythme les saisons des montagnards. Attendu par chacun des villages qui animent une tournée de trois ou quatre mois, le bouilleur apporte cette eau de vie déclinée selon ses degrés, en un efficace digestif, un désinfectant voire un tonifiant musculaire. Cuits par la vapeur qu'injecte une puissante chaudière, les 300 kilos de marc (de cerise, de pomme, de poire, de prune et plus rarement de gentiane) que Gilles Gaudet glisse dans chacune de ses trois cuves mettront une heure à restituer leurs arômes. Adouci par une touche d'eau exempte de calcaire, le liquide ainsi placé au seuil traditionnel de 50°, gagne les seaux de cuivre ou inox gradués. Le béret vissé sur la tête, l'homme détient bien d'autres secrets. Ainsi, garde-t-il l'oreille tendue vers son alambic pour écouter 'le bruit de la cuisson'. 'Il diffère à la fin d'un cycle' indique-t-il entre deux coups d'oeil. Le regard est lui aussi inquisiteur, il s'agit de veiller au distillat pour observer la couleur et le grain de l'alcool qui s'écoule. Dernière touche, un doigt trempé pour goûter et obtenir des certitudes.
Encore tiède, le précieux nectar se répartit alors dans les bombonnes des bouilleurs de cru, ces viticulteurs ou arboriculteurs occasionnels qui trouvent auprès de Gilles Gaudet moyen d'exploiter leurs moûts. Là encore attention. "Il faut toujours habituer le verre" indique le bouilleur sans quoi "c'est toujours pleine que la bombonne se fissure par choc thermique". De sa mémoire, Gilles Gaudet extirpe une autre précieuse valeur, le prénom de chaque bouilleur de cru. Et c'est autour d'un rouge flanqué d'une croix blanche, que se terminent les arrangements.
La taxation de l'alcool est établie par les douanes à 7 euros par litre à 50°. Les privilèges détenus jadis par les bouilleurs de cru, agriculteurs ou viticulteurs bien souvent, exonéraient les 1000 premiers degrés. L'adoption au 30 août 1960 du décret que Pierre Mendès France avait fait voté en 1953, a supprimé la transmission héréditaire de ces privilèges. C'est désormais l'Europe qui s'en préoccupe. Un projet de loi prévoirait d'harmoniser la taxation des litres de distillat.
Le degré d'alcool produit par une cuve de marc varie au fil du temps. Les premières minutes libèrent l'alcool et livrent un liquide voisin de 80 à 85°. Au terme de la cuisson, le distillat ne présente souvent qu'une dizaine de degré. Il peut alors, si la qualité est bonne, servir à 'couper' les premiers litres pour amoindrir leur degré.
Raphaël Sandraz, journal mensuel d'information Alp'Horizon Savoie, Chambéry. |
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